Le féminin et la grossesse

« L’entrée de l’antique terre natale du petit d’homme, du lieu dans lequel chacun a séjourné une fois et d’abord »,
S.Freud, 1919

Naître femme et le devenir. Cette assertion de Simone de Beauvoir est d’une justesse imparable car elle rappelle ici que le sexe d’origine pourrait également ne pas correspondre à l’identité sexuelle, c’est-à-dire la représentation que l’on se fait de son genre et la façon dont on se sent être en accord avec.

Cette formule condense également l’idée qu’il nous reviendrait d’en conquérir le territoire. Ce fameux « continent noir » décrit par S. Freud. Conquérir son propre territoire afin de se l’approprier et s’en sentir propriétaire. L’on voit comment sexe d’origine, anatomique, et identité psychique ne vont pas forcément de pair. Il peut arriver que le corps soit « trahissant », vécu comme une erreur réclamant rectification, substitution permettant que le corps, son vécu et sa représentation, concordent et apportent confort en soi.

La sexualité elle, posera l’énigme du choix d’objet. Celle du Désir, désir pour l’Autre/Un(e) autre que soi qui, dans le cadre d’une psychothérapie, d’une analyse est un élément central de travail. La question de l’identité sexuelle, qui s’inscrit dans celle, plus générale, de l’identité, nous amène à l’idée du Désir pour soi tandis que celle du choix d’objet amène à un mouvement en direction de l’autre. Le Désir en soi prend différentes formes et les avancées de différents mouvements de défense LGBTQIAS+ nous le montre bien. Celui-ci ne suggère pas uniquement le désir sexuel et la satisfaction des pulsions mais se montre bien plus largement concerné par des questions globales de société.

La grossesse est un phénomène banalisé d’un point de vue sociologique en regard de sa récurrence. Pour autant il soulève tant de questions personnelles pour celles qui la vivent ainsi que leur partenaire. Mais également pour la famille élargie. La grossesse est souvent vue comme un rituel de passage ; il y aurait un avant et un après. Elle est vecteur de transmission(s) et suggère réorganisation(s). Si rituel il y a, une possible crise se dessine. Elle devient alors un état de transitionnalité, sorte d’aire au sein de laquelle va s’exprimer une forme de conflictualité psychique qui n’est pas toujours nécessairement douloureuse et tient surtout au fait d’avoir à quitter ses repères et d’en retrouver d’autres mais également à la possible réactivation de problématiques(s) ancienne(s) rencontrée(s) en tant qu’enfant face aux imagos parentales. C’est une crise potentiellement maturative, la plupart du temps.

L’actualité de la grossesse ou son immédiateté, convoque paradoxalement à la fois le passé et l’avenir. Cet état que l’on sait transitoire autant pour la mère, les parents en devenir que pour l’enfant, vient raviver la propre enfance de la parturiente ainsi que ses représentations mentales. Celles-ci pourront alors lui servir dans la projection qu’elle nourrira d’elle-même dans sa propre parentalité ; ce qu’elle souhaite transmettre, ce qu’elle tentera de ne pas reproduire, ce qu’elle transmettra inconsciemment. Au même titre que le père en devenir.

La femme enceinte est comme détournée d’elle-même pour pouvoir observer de et à l’intérieur d’elle quelque chose qui n’est pas tout-à-fait elle. La grossesse comme une étrangeté. Et parce que l’étrangeté frappe aux portes de l’intime, elle nécessitera un travail psychique. Monique Bydlowski évoque d’ailleurs l’idée que la femme s’en trouvera changée dans son identité. Nous nous trouvons ici dans les fondements de l’être ; ce qui ne peut se modifier sans quelques conflits internes puisque le narcissisme nécessaire à la vie va s’en trouver impacté. La grossesse bousculera également l’ordre générationnel et les repères établis par l’entourage. Le bébé ajoute une génération ; la vie se renouvelle et prend place. C’est ainsi être confronté à la finitude, autrement dit la mort. Donner vie implique d’embrasser celle de la mort. C’est une dialectique ; l’une ne va pas sans ouvrir sur l’autre. La grossesse, du point de vue du fœtus reste un commencement, un prémisse. Du point de vue de la mère, elle est un point singulier qui augure également d’un début dans une vie où elle deviendra autre chose que fille de ses parents, et son bébé incarnera l’expression d’une « inquiétante étrangeté ».

Comme cette période demande un réaménagement psychique, elle est vecteur vulnérabilité ou de fragilités potentielles. A la possible douleur psychique d’être enceinte ou d’être en difficulté de l’être, peut venir s’ajouter la douleur du corps qui non seulement se transforme, se déforme, perd son aspect initial mais dont la représentation finale, au travers de l’accouchement, peut véhiculer des fantasmes, parfois bien réels, de vécus corporels en lien avec la destructivité, l’attaque du corps. Le ventre, celui qui s’arrondit vient également témoigner au regard de tous d’un intime sexuel dévoilé, apparaissant. Si ces douleurs ne sont pas sans fondement, elles restent dans la psyché de la femme des éléments d’angoisse potentiellement perturbateurs ou envahissants. Dans la plupart des cas, et lorsqu’une maladie ne préexistait pas à la grossesse, le lien à ces douleurs soulignées se trouve compensé par « l’après », l’arrivée singulière de l’enfant. Sans cela, il serait possible de voir la grossesse comme un état pathologique. Il n’en reste pas moins qu’une grossesse puisse accentuer un état de fragilité préexistant, une dépression latente ou exprimée à bas bruit, une décompensation puerpérale, un déni de grossesse ou soit le déclencheur d’une maladie somatique …

L’accouchement réalise lui une césure. C’est l’émergence de la réalité qui permet de passer ou d’augmenter ou encore dépasser le fantasme de l’enfant ; il va falloir faire, mais surtout être avec ce « familier-étranger » ou cet « étranger-familier ». La fragilité dans laquelle se trouve le bébé le rend, de fait, dépendant de ses parents/ces objets pourvoyeurs de soin(s) au contraire de ce qui se produit souvent et bien plus rapidement dans le règne animal. Le bébé a besoin de l’autre pour se construire une représentation du monde qui l’entoure et comprendre ce qui agit en lui. Cette lente construction se fera grâce au regard de ses parents, à la façon dont ses parents peuvent s’identifier à lui qui est un autre qu’eux. C’est au travers de ses besoins de base que va se développer son sentiment de confiance en lui, de sécurité interne selon la qualité de lien que les parents seront en mesure de créer. Le bébé construit le parent. Et peu à peu le monde va prendre sens pour ce petit d’homme.

La mère et le bébé vont dans un premier temps et malgré la césure de la naissance, ne pas tout à fait éprouver cette césure, ils ne sont pas en mesure de l’éprouver totalement. La naissance et l’accouchement sont à la fois un événement et un processus. L’accouchement et la naissance ne sont jamais suffisants pour que cette étape entérine définitivement ces neufs mois passés ensemble et la particularité de cet événement. Certaines femmes vivent très mal la grossesse, se sentant assiégées, privées de liberté, parfois d’autant plus que certaines maladies peuvent venir se greffer sur cet état (cholestase gravidique, hyperèmèse gravidique, prééclampsie/toxémie gravidique, diabète gestationnel ou diabète de type ½, hémorragies du premier trimestre, fausse(s)-couche(s), œuf-clair, malformation du fœtus, malformations congénitales, diagnostique de trisomie/maladie orpheline, IST, déni de grossesse, accouchement prématuré, un cancer, une dépression, dont post-partum, décès in utero, IMC,  accouchement traumatique, maltraitances  physiques et/ou psychiques de la mère et/ou du bébé durant la grossesse, toxoplasmose, exposition  à des toxiques drogues/alcool/rayonnements, etc…). D’autres, au contraire, vont éprouver un état de bien-être en étant enceinte et craindre l’arrivée réelle de l’enfant. Certaines seront soutenues par le père, d’autres resteront seules volontairement, d’autres encore se sentiront abandonnées. L’accouchement augure d’un vécu différent au cours duquel l’enfant, en apparaissant, va prendre une place et introduire l’idée de séparation et parfois de vide ou de délaissement en la mère. La place des pères, notamment dans les hôpitaux et même si elle est existante, reste encore trop peu pensée et accueillie. C’est en tous cas une période de potentielles fragilités psychiques pour la primipare/multipare. Certaines cultures ont pu penser de façon adéquate cette période et offrir à la mère de se sentir contenue parce qu’entourée de soins et d’attention qui vont venir transitionner ce vécu dans lequel les repères établis ont bien souvent volés en éclats. Quoiqu’il en soit, les premières semaines de la vie du bébé et de la mère vont être tournées quasi exclusivement vers l’éveil (souvent merveilleux mais angoissant) de cette vie. Le psychisme de la mère est comme « préoccupé » (DW.Winnicott) par son bébé. Il faut décrypter ses besoins physiques et psychiques, recevoir l’angoisse que ressent cet être qui lors de la grossesse n’était pas confronté à la frustration des besoins de base et celle plus existentielle. Si l’on se place du point de vue de l’acte de naître, tout peut être perçu comme une effraction : les sons, le sens du langage, les objets, les couleurs, ce que le bébé perçoit d’abord et voit ensuite. Tout ce monde chargé de sens pour nous en est dénué pour le bébé. Il apprendra et se construira au travers du regard de ses parents ou de ceux qui s’occuperont de lui. Le psychisme en construction est possible grâce à celui d’un autre qui se préoccupe de lui et, dans l’immense majorité des cas, avec amour et préoccupation.

« La grossesse peut être envisagée comme un espace de rêverie où les pensées oniriques de la mère façonnent le monde psychique de l’enfant à naître »
Antonino Ferro.